Giovanni Buzi, Amplesso doloroso (2004)

 

Françoise Lalande: Lumières du corps

(Texte écrit pour le catalogue de l'exposition de Giovanni Buzi "Fragments" en 1995)

 

 

J’ai découvert la peinture à travers une violente émotion érotique.

Sans doute était-ce un dimanche d’été, quelques années après la guerre, parce que je me revois, petite fille silencieuse, observant les adultes au sortir d’un déjeuner, oiseaux lourds d’avoir trop bu et trop mangé, chaloupant tant bien que mal en direction du jardin, évoquant comme dimanche la succulence du rôti, l’onctuosité du gâteau aux poires, rappelant, comme chaque dimanche, que les animaux, eux, dorment toujours après avoir mangé, sous-entendant de la sorte qu’il n’y avait pas de raison pour se conduire moins intelligemment qu’eux, « les b^tes, avec leur instinct, savent ce qui est bon », avant de s’affaler dans des chaises longues et de sombrer dans un sommeil troublé, leur respiration régulière se transformant parfois en un bruitage incongru que ma grand-mère, Liza, sanctionnait aussitôt par un « Tu ronfles, mon cher ! », que certains récitaient en même temps qu’elle, et celui qu’elle avait admonesté ouvrait une seconde un œil stupide sur le monde, avait de retourner, comme disait ma grand-mère mécontente, « promener ses cochons ».

Alors moi, fuyant le spectacle navrant des adultes repus, je suis rentrée dans la maison, je me suis réfugiée dans le salon d’hiver et j’ai choisi un livre parmi les rares volumes de la bibliothèque. Est-ce le hasard qui me conseilla ou l’instinct pervers des petites filles ? Mon choix s’avéra excellent.

Je me suis assise par terre, sur le parquet, dans le rayon de soleil qui transperçait la chambre et dans lequel dansait un millier de grains dorés, j’ai dépose le livre sur mes cuisses, je l’ai ouvert. Deux reproductions de tableaux enflammèrent immédiatement mes sens. Bouleversèrent mes pensées.

Aujourd’hui, je puis reconnaître que ces reproductions étaient ignobles et les tableaux un peu tarte, mais qu’importe ! Dans le long et pénible chemin de la connaissance, ils me firent progresser et c’est cela qui compte.

Cet été-là, je découvris ce qu’était la peinture, un art qui parle des corps et met votre propre corps dans tous ses états.

J’avais sous les yeux un tableau représentant le martyre de Saint Sébastien et le martyre d’une sainte dont j’ai oublié le nom, mais dont je n’oublierai jamais la beauté, elle s’enfonçait une lame de couteau entre les seins. Les corps à moitié dénudés, les chairs pâles, les muscles tendus, l’éclat d’une flèche, les gouttes de sang rouge comme du vin perlé, le regard sans trouble de la sainte, mais béat comme celui de Sébastien, tout cela, homme et femme, me fut donné en un éclair et je les accueillis comme un coup d’épée qui délivre. Mon corps brûla d’un feu délicieux.

Que de dimanches passés à contempler en secret ces deux tableaux, à me repaître de la vision des corps ? Ainsi, dans cette maison où régnait le mépris du corps, où on le niait, - mais aussi comment ne pas le nier quand on vivait encore dans l’effroi appris aux camps et qu’on se sentait coupable d’être ce qu’on était-, j’ai découvert mon corps et celui des autres, j’ai découvert la peinture. « C’est ainsi, Madame, que l’esprit vient aux filles ! ».

A quoi tient la beauté ?

Je feuillette le livre de Giovanni Buzi et je constate que rien n’a changé pour moi. Que la peinture me parle toujours « au corps ». Plus que jamais. Parce que les tableaux de Buzi, plages de sable et océans en feu, ne se déploient pas dans l’abstrait, mais dans le sensuel.

D’abord, comment ne pas admirer dans chacun d’eux l’éblouissant mouvement qui les anime ? Avec la trace laissée dans la matière-couleur par le pinceau, griffure ou caresse du peintre, oui, la couleur y est comme balayée par un félin, avec une douceur qui traverse l’espace chaud des cuisses, des fentes, des sexes, des dos, des ventres.

Quelque chose de merveilleux parcourt les tableaux de Buzi, que j’appellerai lumière, rire, voyage.

Traces sur des traces, comme un enfant met ses pas dans les pas de l’homme. Feuillages transpercés de soleil. Mais toujours le corps, découpé pour mieux le dire, mouvement d’une chair incendiée de bonheur, avec un dessein sur cette chair, qui la corrige ou la prolonge, comme un souvenir, comme un aveu murmuré au plus fort d’une fête.

Françoise Lalande