Giovanni Buzi, Amplesso doloroso (2004)

Giovanni Buzi: Électron libre

Je n’aurais jamais dû te rencontrer.
Jamais.
Une secousse électrique; c’est ce que tu as été pour moi.
“Coup de foudre”, si cette expression n’existait pas, on aurait dû l’inventer pour notre rencontre. Ou plutôt pour l’effet que cette rencontre a eu sur moi. En ce qui te concerne, tu ne t’étais même pas rendu compte que quelqu’un s’était assis à côté de toi. Puis, oui, tu as eu la vague impression de quelque chose... Ton regard s’est posé sur un visage comme tant d’autres, un corps parmi tant de corps. Je ne pouvais pas me figurer que pour toi, un corps n’était que chair, poids, obstacle.
J’exagère?
Je ne crois pas.
Pour une fois, laisse–moi l’approximation, le rôle de celui qui ne se soucie pas des nuances. Les finesses n’ont jamais été ton point fort, c’est moi le sensible, l’artiste. Le couillon, en bref.
Toi, tu es instinct pur, pure bestialité, pure énergie.
Disons: instinct, bestialité, énergie, l’adjectif n’est pas fait pour toi. Je reconnais que tu as la beauté pure et la pure vitalité d’un électron.
Un électron libre.
Impossible de capturer, de te mettre en cage.
Je l’ai tenté.
Cela ne m’a pas réussi.
Que pouvais–je faire, sinon tenter de t’accrocher à mon orbite d’éternel atome solitaire?

***

Pourquoi n’ai–je pas été à la mer avec Graziella ce  dimanche–là aussi?
La paix, le calme...
La plage de Torvaianica déserte, ce soleil ténu des premiers jours d’avril. Promenade, restaurant, les bavardages habituels, les habituels bâillements dissimulés par la serviette. Ma chère amie Graziella, 55 ans, qu’elle porte à merveille, à la recherche d’un mari.
Un mari... n’exagérons rien! Un ami–amant, un truc quelconque qui me l’enfonce dans cette chambre noire qui n’impressionne plus personne!
– Généralement, c’est ton rôle de consoler.
– Je n’en peux plus! – Graziella hurla presque, attentive à sécher une larme avec la serviette. – La religieuse de Monza a vu plus de bites que moi!
– Si on changeait de discours – ai–je dit en enfonçant la petite cuiller dans le tiramisù.
Pourquoi n’ai–je pas été à la mer, ce dimanche–là aussi avec cette éternelle vieille fille de Graziella?
J’ai voulu aller au sauna.

***

Parfois je me vois comme une bille malmenée par un flipper détraqué. Tout programmé, tout manipulé.
Je ne sais pas qui avait programmé quoi, mais le fait est que TOI, tu étais là, ce foutu jour–là, dans ce foutu endroit, assis sur ce foutu tabouret, avec cette foutue bière en main et ce foutu... sourire!
Je m’assieds.
Aucune réaction de ta part.
Faut pas se décourager; parce que t’étais vraiment un beau mec. Cuisses ouvertes, une serviette autour de la taille qui, par un caprice du hasard ou grâce à quelque technique raffinée, laissait à découvert une belle couille et l’attache d’un tube prometteur.
Tu bandais à moitié... Ce sont des choses qui arrivent. Mais, enfin, cela se fit juste au moment où je m’assis à moins de vingt centimètres de cette belle centrale électrique que tu es. Que tu étais.
J’ai commandé une bière.
“Quels yeux, putain! D’un gris vert d’infar!”. Non seulement, c’est ce que j’ai pensé, je te l’ai dit, directement, sans chichis. Que voulez–vous, après des années d’entraînement, j’ai bien quelques trucs en réserve pour tenter de draguer des beaux mecs.
Tu as bu ton verre d’une traite, tu l’as remis sur le comptoir en faux marbre et as dit:
– Une autre!
Des drogues variées, des vêtements de marque, des dépenses à gauche à droite, tu auras tant de vices mais pas celui de remercier. Pas de merci, de s’il–te–plaît, de je m’excuse, pas de bonjour ou de bonsoir. Ce n’était pas ton genre. Sourire, d’accord, mais remercier et tout le saint tremblement, pas question.
– Il n’est pas bête – a dit Graziella quand je lui ai raconté toute la scène.
Bête non, mais tu étais un connard, et content de l’être.
Tu t’es tourné vers moi et m’as dit:
– Si on baisait?
Un demi–sourire et avec toute la candeur dont je suis encore capable, j’ai répondu:
– Ok.
Tu as répété:
– Ok.
Sans perdre de temps, dans une cabine aux murs rouge sang avec un matelas noir en caoutchouc. Tu as écarté les jambes, la serviette bleu électrique a glissé: ton harnais est apparu. En érection. Bien dur.
Quelle bite!
Et comment tu t’en es servi!
Un scalpel avec lequel tu voulais lancer un ultime “ Va te faire foutre ” à l’humanité entière! Je ne sais pas si elle a reçu le message, l’humanité entière… moi, oui.
Le lendemain, j’étais chez le médecin.
– Déchirure à l’anus.
– Ah! – c’est la première connerie qui m’est sortie de la bouche. La deuxième fut – comment est–ce que cela a pu arriver?
– C’est plutôt vous qui devriez me l’expliquer.
– Enorme, dur, affamé. Qu’est–ce qu’il faut que je vous dise?
Deux semaines plus tard, il est venu vivre chez moi. Je ne parle pas du médecin mais d’Elvio, l’électron libre. On l’avait expulsé et il ne supportait pas de vivre à deux ou plus, il avait ses rythmes à lui.
Heureusement que j’ai deux chambres à coucher. Pas de problème pour baiser dans mon lit. Mais il n’était pas question qu’il dorme avec moi, qu’il s’abandonne dans mes bras, qu’il ferme les yeux et que je partage un peu ses rêves, rien à faire sur ce plan.
Une valise, c’était tout son bien. Pas de meuble, ils ne lui plaisent pas. Ils encombrent un espace qu’il veut libre, ouvert, prêt à être traversé, brûlé... par une décharge d’énergie, un éclair dans un ciel serein, un électron libre, comme ce qu’il était.
Comme ce qu’il est maintenant.
Trois mois plus tard, j’étais pratiquement ruiné.
Quand il a compris que mes ressources se faisaient rare, un beau matin, il m’a dit:
– Un ami m’a invité à faire le tour du monde, qu’est–ce que tu penses, j’y vais?
La mousse à raser sur le visage, je t’ai fixé dans le miroir. Tu m’as accordé encore une nuit d’amour, je répète tes mots, exactement. J’ai accepté. Mais cette nuit–là, il fallait baiser comme je l’entendais moi.
Je t’ai ligoté nu dans un fauteuil.
Tu étais vraiment beau, rien à dire.
A en couper le souffle.
J’ai joué un peu avec ces anneaux métalliques que tu avais aux tétons. Tu me regardais et, à ta manière, tu me souriais. Je te faisais même un peu de peine. Le gris–vert de tes yeux s’est glacé. J’ai pris un câble électrique et je t’ai attaché deux électrodes aux piercing.
Tu n’as pas compris immédiatement.
Un ami électricien m’avait préparé une installation commandée par le boîtier de la lampe halogène. En jouant avec le variateur, je pouvais faire passer du courant dans les électrodes. Tu as ri.
– Putain, je ne te croyais pas aussi moderne!
Cela t’a plu, les secousses légères te chatouillaient, t’excitaient. Tu avais presque tout essayé, cela te manquait. Je te regardais sans amour et sans haine.
J’ai lancé le courant au maximum. Tu as raidi chaque muscle, tu m’as lancé un regard phosphorescent et sans un cri, tu m’as abandonné.
Qui sait où tu es maintenant, électron libre.