|
Un mystère flotte sur les logogrammes.
Je n’entends pas le “mystère” qui nourrit et se dégage de toute œuvre d’art réussie, dont, à mon avis, ils font partie. Je tenterai de m’approcher de leur charge poétique et de découvrir quelque fil conducteur dans les autres chapitres de ce bref travail. Je me réfère à un mystère bien plus prosaïque, qui me semble cependant toucher un nœud central de la genèse et de la nature des logogrammes. L’ignorer pourrait nous égarer dans leur compréhension et s’en occuper signifie pénétrer au cœur de la théorie élaborée à leur égard par Christian Dotremont et en démonter l’engrenage central. Un travail ardu, j’en suis conscient, mais je tenterai de le mener à bien.
D’abord, je crois qu’il convient de laisser la parole à Dotremont afin qu’il nous présente les logogrammes :
“En 1962, à Tervuren, je trace, au stylo, les premiers logogrammes ; la même année, à Silkeborg, les premiers logogrammes au pastel, à l’huile, en couleur.
En 1963, à Tervuren, je trace les premiers logogrammes à l’encre de Chine”.
De 1962 à 1979, année de la mort de Dotremont, près de 2.000 logogrammes seront créés, la plupart avec de l’encre de Chine sur papier blanc.
(...)
Affirmer que Dotremont ne peut déchiffrer les textes des logogrammes d’une certaine longueur déclenche de façon inévitable une question légitime : “d’où vient alors le texte transcrit en marge de la feuille?”.
Pour y répondre, je propose de suivre pas à pas naissance d’un logogramme.
Dotremont a tout organisé pour donner la vie à son œuvre ; il y a devant lui une table avec une feuille de papier, d’autres feuilles attendent tout près, de l’encre noire et un pinceau. Cet instant avant le premier signe! Quelle tension, combien d’hésitations face au vide et quelle envie de le remplir, de le conquérir, de laisser sa propre empreinte! Les mots, les phrases sont en ébullition, prêtes à se concrétiser, à envahir, conquérir l’espace. Prêtes à se heurter l’une contre l’autre, à se soulever, à respirer, à entrer dans le monde du visible. Elles jaillissent à l’improviste, d’un jet, parfois animées par une apparente discipline qui bientôt glisse vers une animation surexcitée, parfois décidées, violentes. Elles se brisent rendant visible l’énergie qui les anime et l’invisible texte qu’elles portent. Ce ne sont pas des phrases et des mots gratuits, elles véhiculent un texte qui s’invente à chaque mot, un texte en devenir.
“C’est le seul manuscrit du texte. J’écris. Copier ce n’est pas écrire. Mais je ne regrette plus la manie progressive de notre écriture, j’avance puis je recule, je patine, je place les lettres où ça me chante. C’est de l’écriture que je charge d’écriture”.
“On pourrait dire aussi que l’imagination graphique libère mon imagination verbale, la libère autrement. Si je ne pratiquais pas cette imagination graphique, je n’écrirais pas ces textes-là”.
(...)
Le texte à l’origine du logogramme en se brisant, en se morcelant et en se réinventant dans ses propres sinuosités graphiques qui parfois confinent à l’abstraction mais ne sont jamais abstraites, se perd dans les sentiers du labyrinthe qu’il a créés. Le texte que nous retrouvons calligraphié en marge est un autre, inédit. Non préparé auparavant, pas complètement élaboré dans un deuxième temps, mais né, rené du morcellement du premier.
L’hypothèse que le logogramme soit une simple “transcription” d’une texte préexistant doit être exclue à mon avis. Il semble peu probable que Dotremont puisse se laisser aller au flux créateur verbale graphique et en même temps qu’il prête attention à un texte élaboré précédemment. Il paraît plus plausible qu’après avoir créé une série de logogrammes il exclue, détruise ceux qui graphiquement ne sont pas convaincants à son avis, mais surtout ceux qui n’arrivent pas à lui inspirer d’autres textes plutôt que ceux où n’a pas été atteinte “l’unité d’inspiration verbale-graphique”, comme lui-même l’affirme. Pour accepter une telle déclaration, il faut supposer une lecture, même imparfaite, au moins possible des logogrammes, ce qui me semble peu probable.
(...)
En fait, cette écriture “ironiquement sage” n’est pas seulement un travail de copiste. Elle se révèle partie intégrante d’une procédure de plus vaste envergure, à la nature plus prenante. Les textes calligraphiés sont parfaitement lisibles et parfaitement élaborés, complexes poétiquement. Ils cèdent rarement à la facilité ou à la banalité. On a déjà recueilli différents textes qui ne reproduisent pas la graphique du logogramme et ils peuvent se lire comme de véritables œuvres poétiques. Ce sont des œuvres littéraires autonomes, même si elles sont nées sue les traces visibles d’un texte désormais illisible et à jamais perdu. Comment ne pas penser au mythe du phénix qui renaît de ses cendres?...
Cette graphie lente et méticuleuse, véhicule de textes élaborés, éloignés de toute improvisation, graphie qui révèle la sécurité et la fluidité d’une “version nette”, laisse supposer un travail “secret” (adjectif suggéré par plus d’un commentateur en ce qui concerne cette écriture fine), une pause temporaire riche en ferments. Comment ne pas émettre l’hypothèse de l’existence d’un “brouillon” qui précède la version nette et postérieure à l’élaboration textuelle graphique du logogramme, brouillon qui peut être mental ou matériel (un morceau de feuille, l’espace blanc d’un logogramme condamné...) où le texte final, comme une chrysalide, puisse se préciser, se réinventer et, finalement, renaître? La “sagesse” de cette graphie si disciplinée, sûre, fluide semble de ce point de vue moins déplacée, plus compréhensible.
Les logogrammes sont des travaux au souffle profond, graphiquement puissants, littérairement polis, élaborés, non prémédités mais encore moins laissés au hasard. N’est-ce pas là : “l’art d’échapper au hasard de même que à la préméditation”, la définition la plus convaincante donnée par Dotremont de son concept de “spontanéité”? La “spontanéité” est un motif fondamental non seulement de son œuvre mais du groupe Cobra, dont il fut l’animateur infatigable. Cette spontanéité est loin de l’automatisme surréaliste où le hasard a un poids prépondérant et loin de la “préméditation” d’une certaine abstraction que l’on retrouve par exemple dans les tableaux de Mondrian, d’un desquels Dotremont dans une photo connue s’amuse à prendre les mesures avec un mètre-ruban.
Le mystère des logogrammes (article paru dans la revue TEXTYLES, 2007)
View
My Stats
|